Juché sur une colline, je promenai mon regard sur la vallée boisée de Quel'Thalas qui s'étendait à mes pieds. Mon but était à portée de main. Une brise légère vint agiter les mèches de cheveux qui me tombaient sur le visage, m'apportant au passage l'odeur cuivrée du sang de ma proie. Elle se terrait non loin de là.
Rell et moi échangeâmes un regard. Je hochai la tête, et il s'élança sur la gauche à vive allure pour contourner le lynx blessé. Je ne tardai guère à me mettre en route, l'arc en main, une flèche déjà armée, prêt à décocher. Il ne me fallut guère longtemps pour tomber sur les traces fraîches du félidé, accompagnées d'une traînée de sang de plus en plus importante. La pauvre bête devait souffrir le martyr.
Il souffre. Et si tu ne te dépêches pas, il continuera d'agoniser longtemps.
Les pensées du loup atteignirent mon esprit avec autant de facilité que s'il e trouvait à mes côtés. Pourtant, il était déjà en place, prêt à bondir sur notre cible. Je hâtai le pas pour le rejoindre. Enfin, au détour d'un petit bosquet, j'aperçus le lynx boiteux. Son épaule lacérée saignait avec abondance, mais il continuait d'avancer avec une détermination admirable. Comme toujours, j'eus un pincement au cœur lorsque ma flèche fusa pour se planter dans sa cuisse.
Il voulut s'enfuir, mais aussitôt, Rell bondit hors des fourrés pour sauter à la gorge de la bête. Ses puissantes mâchoires se refermèrent sur le cou de l'animal blessé, qui n'eut guère le temps de réagir. Mon loup me fit profiter de cette mise à mort en attirant mon esprit à lui. Je pouvais presque sentir le sang se déverser dans ma gueule aux crocs acérés. Je grondai, autant par plaisir que par dégoût. Le prédateur ravi me jeta un regard narquois avant de me laisser retrouver mes propres sens.
Lorsque la bête eut poussé son dernier râle d'agonie, nous la ramenâmes à notre petit campement, dans les hauteurs Thalassiennes. Une fois de plus, nous passâmes une nuit tranquille. La dernière avant le grand jour.
Jusque là, nous étions restés discrets. Nous avions utilisé d'anciennes pistes oubliées depuis des décennies pour passer outre la surveillance approximative de la frontière entre Quel'Thalas et les Maleterres. Si j'avais bien connu les terres du Haut-Royaume par le passé, les ravages provoqués par le passage du Fléau les transformaient en un lieu inconnu pour moi, et je craignais de tomber sur une patrouille qui n'hésiterait pas à m'attaquer sur-le-champ. Cependant, je priai davantage pour que le domaine familial de ma tante ne soit pas qu'un ramassis de ruines croulantes que pour ne croiser aucun Sin'Dorei.
Peu avant l'aube, nous démontâmes notre camp de fortune et nous mîmes en route. Si mes souvenirs étaient exacts, il nous faudrait trois heures de marche pour atteindre notre objectif. Je n'avais aucune idée de ce que je trouverai sur place. Mes cousines étaient-elles encore en vie ? Vivaient-elles encore dans la maison de leur enfance, ou la proximité avec la Malbrèche les avait-elle poussées à trouver un nouveau foyer ?
Cesse de te questionner et surveille les alentours. Les remontrances de mon loup firent cesser la myriade de questions qui germaient dans mon esprit. Je pars en avant, assure tes arrières.
Je hochai la tête, avant de me concentrer sur mon environnement. La vie semblait avoir quitté la région, autrefois si animée. Mon « empathie » ne percevait que de rares êtres vivants ici et là, lynx, araignées ou chauve-souris. Enfin, nous arrivâmes devant les imposantes clôtures qui entouraient le domaine. La rouille qui les recouvrait me donna un avant-goût de ce qui m'attendait plus loin. J'inspirai, les yeux fermés, quand un bruit derrière moi me fit tiquer de l'oreille.
Je me retournai aussitôt. Un squelette décharné armé d'une épée émoussée titubait vers moi en cliquetant, pathétique au possible. Je dégainai mon arc. Après de brèves incantations, je décochai une flèche arcanique qui fit voler son crâne et une partie de son torse en éclats. Le reste de ses os s'écroula au sol. Je haussai l'épaule, avant de passer les grilles tombées au sol depuis longtemps.
Le chemin qui menait jusqu'à la bâtisse principale était intact. La végétation mourante des Terres Fantômes n'avait pas su recouvrir les pierres grises qui le composaient. Tous les sens en alerte, je scrutai les alentours, prêt à décocher une flèche sur un potentiel attaquant. Un silence pesant régnait sur les environs, là où, un siècle plus tôt, les passereaux chantaient à tue-tête, comme pour saluer les nouveaux arrivants.
Il y a quelqu'un. Mon loup me céda sa vision l'espace de quelques secondes. Une haute silhouette vêtue d'une imposante armure composée de tissu sombre et renforcée de métal se tenait face à l'entrée du bâtiment principal, qui tenait toujours debout. Ses longs cheveux pâles se soulevaient de temps à autres, animés par la brise légère qui rafraîchissait les environs. Soudain, l'elfe se retourna pour darder son regard sur Rell, toujours camouflé dans des fourrés, mais je sus aussitôt qu'il me fixait moi. Il avait senti mon aura, tout aussi nettement que je sentais la sienne.
Il dégoulinait de Fel. Ses yeux luisaient d'un vert sombre, profond et inquiétant. Il avait le teint blafard, et de discrètes cernes venaient orner son visage émacié. A mesure que j'approchais, je sentais le dégoût m'envahir. Tout ce que j'avais toujours cherché à éviter se retrouvait matérialisé devant moi. Il ressemblait vaguement aux autres Shrazar que j'avais croisé, aussi devait-il être un cousin éloigné que je n'avais jamais rencontré jusqu'alors. Il avait décelé ma présence : inutile de me cacher.
Je hâtai le pas pour rejoindre mon loup. L'elfe ne daigna pas esquisser le moindre geste, préférant nous toiser avec un dédain palpable. L'arc en main, je m'approchai avec prudence. Les poils de Rell se dressaient sur sa colonne vertébrale. Les babines retroussées, il grondait de plus en plus fort, dérangé par l'aura étouffante du Sorcier.
« Qui êtes-vous, et que venez-vous faire ici, chien de l'Alliance ? » Sa voix rauque semblait ne plus avoir servi depuis des lustres. Son regard gangrené restait fixé sur moi, avec une animosité certaine. Comme je ne répondais pas, il reprit, agacé : « Ne m'obligez pas à me fâcher. - Ashkiel Aran'el. » Il eut un air surpris, l'espace d'une demi-seconde, avant de reprendre une expression impassible. « Vous êtes de la famille Shrazar, n'est-ce pas ? - Le dernier encore en vie. » Mes cousines avaient donc toutes rendu l'âme lors du passage d'Arthas et de ses sbires sur nos terres natales. « Erkath Shrazar, fils d'Al'theril. Vous n'avez pas répondu à ma dernière question. - Je viens chercher l'arc de ma tante. - Il n'est plus ici. » Le Sorcier me toisa un temps, avant d'enchaîner. « Servez-moi d'escorte dans cette bâtisse pour aujourd'hui. Elle est truffée de morts-vivants en tous genres, ainsi que de pièges arcaniques. En échange, je vous mènerai jusqu'à l'arc. Elina a été enterrée avec, et je doute que vous puissiez vous approcher de la capitale sans mon aide. »
Je jetai un regard vers mon loup. Focalisé sur Erkath, il était prêt à bondir au moindre mouvement suspect. Je devrais prendre seul ma décision. Le Sorcier ne semblait pas digne de confiance, cependant, il n'avait tenté aucune attaque, et il m'avait même averti des dangers de la demeure familiale. Je serrai les dents un temps, indécis. Quoi qu'il en soit, nous devions tous deux entrer dans la bâtisse. Autant allier nos forces pour déjouer d'éventuels dangers. Je finis par hocher la tête, au grand désespoir de Rell.
