Eden d'Auroréa
Messages : 70 Date d'inscription : 09/08/2019
| Sujet: Prisonniers Sam 27 Mar - 1:41 | |
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Ses yeux étaient si froids.
Ce jour-là, de sombres nuages couvraient le sable de la cour centrale. L'éclat des lunes, dispersé dans l'épais manteau étreignant les cieux, ne sut baigner l'arbre sacré, au bord de cette mare d'eau paisible. Une fine pluie perlait alors de ce manteau, des gouttes coulant le long de ses manches et s'écrasant sur le sol. La seule compagnie de cet arbre solitaire, dont les pétales blancs, prisonniers d'un requiem dès leur naissance, dansaient au gré du souffle docile d'une brise d'intempéries, était celle d'un homme à leur image. D'une pureté sans pareille, et pourtant prisonnier d'un infatigable cycle d'éternité, il contemplait l'arbre – le Persistant – dans un silence triste.
Quel jour sommes-nous, à nouveau ?
Ce sont là les seules pensées qui traversèrent son esprit, en cet instant. Quelle date. Quel repère pouvait-il utiliser pour se raccrocher à quelque chose. Quelque chose de réel, de concret, dans cette réalité qui semblait, pourtant, si invraisemblable.
Les larmes, venues du ciel, s'écrasaient une à une sur l'acier doré de son armure, glissant à même les plaques, les plumes qui en décoraient les épaulières, mais également ses joues où trônait une barbe négligée. Ses épaules s'affaissaient, accablées, sans que ses yeux décolorés ne puissent se détacher des branches de l'arbre sacré.
Il n'y avait rien, ici. Il n'y avait plus que lui, au milieu de cette funeste cour. Ni les gens qui peuplaient jadis cet endroit, ni même les astres, ne pouvaient être témoins de sa détresse. A la recherche d'un appui qu'il ne trouverait nulle part ailleurs, il se redemandait alors :
Quel jour sommes-nous, à nouveau ? … … Combien de temps s'est écoulé ?
Ses dents grincèrent, la mâchoire crispée sous l'effort pour ne pas fondre en larmes. Ses gants grincèrent, les poings crispés sous l'effort pour ne pas fondre en larmes.
Il quitta alors la cour, laissant derrière lui les pétales dansant et les sanglots du ciel. Un couloir obscur, dont les ténèbres reculaient seulement par la présence de quelques torches reposant sur un socle mural, l'attendait. Ses bottes en foulaient les dalles de pierre ; le bruit de ses pas ricochait contre les murs austères, et se perdait dans les tréfonds du chemin. Cet endroit était si... Vide. Si seul.
Il rejoignit alors un embranchement, et s'enfonça davantage dans la mystérieuse bâtisse, passant au devant de portes, périodiquement, qui, à l'instar des habitants de cet endroit, perdu à l'horizon du monde, demeuraient fermées. Jamais cet homme ne se détournait de son chemin – jamais. Il lui fallait essayer, encore, et encore.
Ainsi, il passa finalement une arche de pierre, donnant sur une pièce où étaient disposés de nombreux lits uniques ; l'endroit, d'une effarante simplicité, faisait écho à un vulgaire baraquement militaire, où l'on entreposerait des combattants de la manière la plus efficace qui soit. Habitué à cette architecture, à ce lieu où le temps avait perdu sa valeur, cet homme n'y prêta pas attention. Il se faufila entre les lits, et rejoignit le fond de ces dortoirs, y abaissant alors un levier dissimulé.
De légères secousses remuèrent alors le sol et les murs, tandis que ces derniers commençaient à se séparer au profit d'un escalier descendant plus en profondeur, jalousement gardé par les mécanismes anciens. C'est alors le seul son que l'on entendait dans ce lieu maudit – le seul signe de vie venait de ces murs qui, secoués par les rouages, raclaient le sol, faisaient tomber poussières et graviers derrière eux, et témoignaient, qu'au moins, une chose encore vivait ici.
Il laissa le dortoir derrière lui, déglutissant. Il resserra sa main autour de son cœur – une mascarade qu'il avait vécu d'innombrables fois, mais à laquelle il ne saurait jamais s'habituer. L'angoisse lui retournait l'estomac, la peur faisait trembler ses jambes incertaines qui descendaient ces marches qui semblaient l'emmener au cœur des Enfers, et l'incertitude pulvérisait ses pensées pour n'y laisser qu'un vide. Il ne se demandait plus ce qu'il allait trouver dans cette salle, il savait déjà. Pourtant, il essayait. Encore. Et encore. Et encore.
Il fit alors le dernier pas, et se trouvait au dernier endroit que la lumière ne semblait guère avoir abandonné ; la pièce rayonnait grâce aux chandelles et aux bougies qui en éclairaient le moindre recoin, mais rien n'aurait su en émettre davantage que la figure aux boucles blondes qui, négligemment allongée sur un lit de soie, parcourait du regard un livre qu'elle avait pourtant lu mille et une fois.
Elle releva ses yeux décolorés vers son visiteur – son visage, angélique pourtant, renvoyait les traits affaiblis, agacés, d'une personne ayant abandonné depuis bien des années. Elle adressa alors un sourire forcé au visiteur, teinté d'une tristesse à peine décelable, alors que ses yeux se refermaient.
Elle gagna alors le bord du lit, et s'assit convenablement, posant ses mains à plat sur ses cuisses couvertes par une courte robe blanche.
Le visiteur lui rendit alors son sourire qui était le même que tous les précédents ; une fausse démonstration afin de cacher l'envie de vomir à chaque instant, l'envie de hurler sa rage aux Lunes, de maudire le destin et les étoiles jusqu'à ce que son corps n'eut plus d'énergie pour fonctionner.
« Comment vas-tu ? Lui demanda alors cet homme esseulé.
Comme hier, comme demain. Je vais bien. Répondit-elle en lissant les plis de sa robe. Maintenant, plus que jamais, au devant de cette personne, cette jeune femme conservait-elle des manières exemplaires. Une gestuelle calculée.
J-je vois... Et que fais-tu alors ? »
C'est là tout ce qu'il put répondre. Il y a bien longtemps qu'elle eut cessé de lui demander comment lui allait, ou ce qu'il avait fait de sa journée. Chacune de ces discussions commençaient et finissaient de la même manière, prisonnières d'un requiem dès leur naissance.
« Pas grand chose, je le crains. Je lis, après avoir pris le thé. Elle fit un ample geste de sa main droite, gracile, désignant alors la petite table de bois où trônaient encore deux tasses qui n'avaient pas encore été lavée, puis son lit où siégeait le livre qu'elle avait déjà lu mille et une fois.
Certes... »
Il y a bien longtemps qu'il eut cessé d'être invité pour partager une tasse de thé, une histoire, ou un brin de temps avec elle. Difficilement, il ravalait les mauvais sentiments qui étreignaient son cœur s'apprêtant à flancher, et gardait courage.
« V-voudrais-tu... Passer un peu temps ensemble, comme autrefois ? Ces mots, si simples, et pourtant tellement complexes en cet instant, quittèrent ses lèvres. Il prit quelques pas vers la jeune fille qui lui rendit alors l'ombre d'un sourire. Ses yeux se perdirent dans les siens qui avaient cessés, eux, d'émettre la moindre lueur.
Je te l'ai déjà dit : nous ne pouvons plus. Je ne sais pas combien de temps il me reste, et je ne souhaite pas te condamner au même sort. »
Chaque lettre prononcée était une flèche qui lui transperçait la poitrine ; alors même qu'il eut posé sa question, il sut qu'il donna l'ordre de feu à volonté, et qu'il était la cible. Il dut invoquer toute la force du monde pour ne pas faire montre de sa faiblesse et de l'eau qui commençait à s'accumuler au coin de ses yeux blancs, et refusa d'en démordre ou de s'avouer vaincu.
« Je me moque de mon sort. Une vie loin de toi, passée à se demander quand l'on pourra à nouveau nous promener ensemble comme nous le faisions autrefois, n'en est pas une. Tout ceci est... Trop injuste. » Il lui semblait plaider sa cause auprès d'un jury – ou d'une divinité. Qu'elle lui accorde une dernière fois sa bénédiction. Son soutien. Son pardon.
Mais ce sont pourtant des yeux d'une froideur sans pareille qui se posèrent sur lui, alors qu'elle penchait la tête de côté. Ses longs cheveux blonds glissèrent le long de son épaule et s'étendirent par-delà sa clavicule jusqu'à rejoindre le matelas de son lit de soie.
Cet homme savait, au fond de lui, qu'elle était la première victime et qu'il n'était qu'un dommage collatéral. Qui était-il pour parler d'injustice, devant cet avatar d'innocence volée ? Pourtant, la souffrance d'être mis à l'écart, d'être séparé de ceux avec qui il souhaite être à tout jamais.
« Je suis désolée. » Rétorqua-t-elle en secouant alors légèrement la tête.
De tout son cœur, il voulait la supplier de ne pas le quitter. De ne pas l'abandonner. Il ne voulait pas qu'elle s'en aille, mais cet homme savait d'ores et déjà quel mot allait suivre ces dernières excuses :
« Va. »
Un long silence s'en suivit, durant lequel il faillit s'effondrer à genoux, écrasé par le désespoir. Ses jambes menacèrent de capituler à tout instant, aussi tourna-t-il les talons sans plus d'histoire, sans plus de supplications, et gravit à nouveau les marches hors de cet Enfer qui, pourtant si lumineux, était si glacial.
Il prit le chemin en sens inverse, passa les murs qui se refermaient sous l'effort des rouages, traversa les dortoirs militaires où étaient disposés de nombreux lits, outrepassa les portes refermées dans ces couloirs austères et obscurs, puis gagna à nouveau la cour drapé d'ombre et de pluie.
De sombres nuages couvraient le sable de la cour centrale. L'éclat des lunes, dispersé dans l'épais manteau étreignant les cieux, ne sut baigner l'arbre sacré, au bord de cette mare d'eau paisible. Une fine pluie perlait alors de ce manteau, des gouttes coulant le long de ses manches et s'écrasant sur le sol. La seule compagnie de cet arbre solitaire, dont les pétales blancs, prisonniers d'un requiem dès leur naissance, dansaient au gré du souffle docile d'une brise d'intempéries, était celle d'un homme à leur image. D'une pureté sans pareille, et pourtant prisonnier d'un infatigable cycle d'éternité, il contemplait l'arbre – le Persistant – dans un silence triste.
Ses yeux étaient si froids. | |
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