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Eden d'Auroréa

Eden d'Auroréa


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MessageSujet: Regarde-moi   Regarde-moi EmptyJeu 20 Jan - 17:20

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Il est bien des choses que l’on craignait au sein de ces hameaux reculés, par-delà les fraîches collines et bien loin des cités, mais si l’on devait en choisir une, l’on désignerait aisément la terreur trouvant racine dans la superstition. Et de ces superstitions, il en était une que l’on redoutait plus que les autres : les nuits de Nouvelle Lune. Ainsi prisonnière d’un océan de ténèbres, incapable de guider sa bienfaisante lueur argentée sur les terres d’en-dessous, l’on apprenait aux enfants et aux parents que rien de bon n’était à trouver lors de l’absence de celle-ci.

Ce soir-là, les contractions saisirent ma mère. La descente du soleil sous l’horizon lointain arrivait à son terme, et tandis que les derniers rayons orangés effleuraient les montagnes et baignaient la frontière du firmament des quelques dernières teintes de vie avant que ne s’installent les ombres, l’on se trouva, dans ce maigre village, à fêter l’événement avec autant d’ardeur que celle portée par l’astre désormais endormi. L’obscurité s’installa, et les premières étoiles parurent. L’on offrait un regard plein d’espoir à ces dernières, et bien qu’une douleur sans pareille étranglait les entrailles de ma mère, l’heureux événement éclipsait toute inquiétude : lorsque l’aube pointera à nouveau, notre village aura accueilli un nouveau bambin.

Néanmoins, le plus dur était encore à traverser. Aussi fut-elle allongée dans sa chaumière, et l’on vint trouver le sorcier, puisqu’il était l’unique personne apte à superviser tel travail. Mais cependant que la nuit avançait, et que les entrailles de ma mère, impatientes, continuaient leur labeur pour délivrer à la cruauté de l’existence cette nouvelle âme, ce même sorcier sortit sa tête dégarnie par la fenêtre de la bicoque, et leva ses yeux fatigués vers le ciel nocturne. Une grimace déforma son visage devenu rouge de ce sang qui grimpait jusqu’à sa tête, car aussi longtemps chercha-t-il du regard le vénérable astre qui veillait sur eux la nuit tombée, il ne trouva guère plus qu’un océan de flammes lointaines : la nuit était d’encre, les étoiles étaient présentes, mais la lune était absente.

« Rien de bon n’était à trouver lors de l’absence de celle-ci » apprenait-on aux enfants et aux parents ; une pensée qui traversa son esprit comme un éclair alors que ma mère peinait à contenir sa propre souffrance. L’enfant devait sortir – mais la nuit n’était qu’à ses débuts. Alors, le sorcier demanda à ma mère si elle eut la force de ne point céder jusqu’à ce que l’aube commence à poindre ; elle de répondre que c’était impossible, car le nourrisson lui causait de bien trop grandes souffrances. Et, sans attendre d’avis, sa tête amorçait sa sortie ; on la fit ainsi pousser davantage, mais quelque chose coinçait l’enfant. L’aspect absurde d’un corps déformé par on-ne-sait-quoi – et l’on viendrait à blâmer la Nouvelle Lune de ce fait – peinait à quitter le ventre maternel. Un dos bossu, et un bras gauche atrophié, malingre. Nul ne remis en doute que ma mère connut une insupportable douleur en cette nuit maudite, et quand, enfin, son calvaire fut fini, le soleil n’avait pas même entreprit son ascension.

C’est ainsi que je naquis : une enfant de la Nouvelle Lune.

J’appris plus tard, par le biais de notre sorcier, que la précédente née à la Nouvelle Lune fut abandonnée à la rivière, et mourut sous le courant glacé ; sans doute mes deux parents, alors tétanisés par leurs croyances païennes, et éreintés après une nuit de peur et de souffrance pour le corps comme pour l’esprit, eurent pareille pensée qui leur traversa l’esprit. Ils n’en firent rien, et par un ironique miracle, l’on me permit de vivre et de grandir dans cette parodie de paradis.

Mon corps eut beau être déformé par la malfaisance du destin, mon esprit, lui, était intact, m’interdisant d’oublier ces terribles instants qui ponctuèrent mes jeunes années. Mes premiers souvenirs remontent alors qu’à peine je parvenais enfin à marcher, non loin de mes quatre ans : il n’était pas rare que ma mère hurle à la mort dans les confins de sa chambre quand elle pensait mon père trop loin pour l’entendre plaindre son sort aux étoiles. Quant à ma présence, elle n’en avait que faire, car bien souvent, l’on m’ignorait – l’on refusait de m’enseigner les essentielles leçons de l’enfance. L’on m’envoyait à l’extérieur lorsque l’on en avait assez de regarder mon dos bossu, ma main qui jamais ne tiendrait une autre dans la sienne, ce bras si fin que l’on aurait dit une brindille qu’une simple brise pourrait arracher, et alors que le soleil glissait sur mes cheveux blonds, et que la lumière se reflétait dans les océans de mes yeux, j’entendais les autres enfants, et parfois adolescents, cracher dans ma direction et se moquer de mes os distendus. Je n’osais que très rarement sortir, en cette période, car si je pus ignorer les rires incessant qui n’étaient qu’un état de fait sur la bête de foire que je suis, il ne fallut que peu de semaines pour que l’on vienne à me jeter la première pierre. Et combien de temps s’écoula encore avant que les autres garnements n’en fassent un jeu duquel ils décomptaient un score selon la partie qu’il parvenait à atteindre, je ne saurais dire.

L’on me refusa l’éducation, aussi je vieillissais sans jamais exercer mon esprit ; il n’était pas rare que l’on m’écarte du repas du soir, car je ne survivrais jamais que quelques années de plus, disaient-ils. J’appris vite à sortir seule la nuit, lorsque d’autres furent couchés et à apprécier les vents doux longeant les vastes étendues et les collines qui nous entouraient. Ces grandes plaines de calme, sauvages, à la beauté sans pareille ; en ces temps de contemplation, je me disais qu’il n’y avait de hasard que ce l’on souhaitait voir, et que si pareille beauté existait pour une raison, alors peut-être ma laideur ne me fut point octroyée par un simple mauvais coup du destin.

Ce fut une idée que je compris avant même de fêter mon dixième anniversaire : toute incapable de lire et de compter que je fus, il était ce concept d’équilibre qui me frappa avec la force d’une bourrasque ; pour que la beauté existe, la laideur se doit d’être. Et ainsi, si ces magnifiques plaines bouillonnantes de vies et de splendeur indomptée, cette mer d’étoiles porteuses de rêves lointains et foi imperturbable, cette lune gracieuse rejetant son voile d’argent sur ces terres qu’elle bénit existent, alors il est naturel qu’un abject laideron, maudit par les étoiles, rejeté par les siens, incapable de se protéger ou de survivre, voit le jour. Lorsqu’on pose les yeux sur moi, l’on comprend la calamité que je suis, et l’on en vient à apprécier davantage cet incroyable monde sauvage qui est le nôtre. Mon plus grand regret est que je n’en verrai jamais rien de plus que ce village miteux.

Ce moment précis, je m’en souviens comme s’il eut lieu la veille ; alors que je contemplais les landes baignées dans l’ombre de la nuit, avec pour seuls compagnons mes pleurs envers le destin qui fit de moi l’horreur dont on ne veut point, je sentis pour la première fois une drôle de sensation manger mon épaule. L’on aurait dit qu’un poids m’affaissait, et son contact était chaud et sec. En cet instant, je fus d’abord effrayée, et je bondis sur le côté en m’écrasant misérablement, déséquilibrée par ma bosse. Aussitôt, cette sensation n’était plus sur mon épaule, mais cette fois-ci tout autour de ma main, et quand j’osais regarder, je vis un garçon, à peine plus vieux que je ne le fus en ce temps-là ; ses yeux écrivaient l’inquiétude dans leurs iris, ses traits se confondaient en excuses et en peurs – mais pas celles que je reconnus des regards obscurs que l’on me lançait d’ordinaire. Une autre peur.

Sa main soutenait la mienne, et il m’aida à me relever. Ses lèvres s’entrouvrirent, et pour une autre première fois, j’entendis non pas le timbre malsain d’un démon venu me tourmenter, mais les chaudes paroles de quelqu’un qui s’inquiétait de mes blessures ou de mon état. Sa voix était encore aiguë, de par son jeune âge, et je fus tant hypnotisée par ses mots et ses grands yeux bleus que je balbutiai.

Je me relevais à nouveau sur mes deux jambes et sa main relâcha la mienne ; la chaleur de cette courte étreinte ne quittait plus mon poignet, ni même mes joues devenues roses. Qu’allait-il faire, ou dire ? Était-il venu si proche pour me jeter une pierre et atteindre un haut score sur ce sordide jeu ? Vint-il pour me chasser comme le nuisible que je suis ?

Il ne fit rien de tout cela, et s’installa à côté de moi, cette nuit-là. Ses cheveux blonds solaire, portés par le vent, lui donnait une grâce que je retrouvais peu avant dans ce monde sauvage que j’admirais, comme s’il appelait ce garçon à lui – cela voulait-il dire qu’en antithèse de ces belles landes, il me quitterait aussitôt ? Milles questions et inquiétudes se bousculaient dans ma tête engloutie dans un vacarme de pensées que je fus bien seule à entendre, car le silence nocturne s’était à nouveau installé, et en lieu de me fuir, il en profitait avec le sourire.

Alors je ne fis qu’un avec le silence. S’il était une chose que je savais faire, c’était bien cela, et ainsi, cette contemplation nocturne ne fut brisée que lorsque l’aube pointait à l’horizon, et qu’il se releva enfin en époussetant ses braies. Il m’offrit un grand sourire et un livre de sa collection dont je ne pouvais lire ni le titre, ni les pages, ni même comprendre les dessins qui pouvaient s’y trouver. Mais je n’osais rien dire, par peur qu’il reprenne ce cadeau qui m’était fait – le tout premier en presque dix ans.

Je l’observai partir, et aussitôt un terrible sentiment étouffa mon cœur. Nous reverrions-nous un jour ? Est-ce là des adieux silencieux que nous nous fîmes devant le soleil levant ? Les larmes grimpèrent à mes yeux sur la route du village, et lorsque je me glissais à l’intérieur sans alerter mes parents encore endormis, j’emportais avec moi dans les tréfonds de mes rêves cette douce nuit où, pour la fois première, je ne me sentais ni prisonnière du destin, ni à la merci d’un monde pourri jusqu’à la moelle ; j’étais une toute jeune fille, et non plus un monstre, et alors que les étoiles vacillaient face aux ardents rayons du soleil perçant le firmament et les montagnes, j’offris une prière silencieuse à cette Providence qui permit à ce garçon de me trouver, que cette rencontre ne fut point la première et la dernière.

La nuit prochaine vint, et j’emportai avec moi ce livre que je ne pouvais comprendre à la même colline où j’en fus bénie. Posé à plat sur l’herbe dansante dans la brise nocturne, tourner la moindre page était un effort autant pour l’esprit que pour ma seule main valide, et je n’en venais pas même à désespérer de mon incapacité à déchiffrer cette continuité de signes dépourvus de sens. L’excitation d’enfin parcourir quelque chose qui était mien, et l’assurance que je comprendrais un jour s’emmêlèrent aux larmes cristallines qui courraient le long de mes joues creusées.

C’est à ce moment qu’il réapparut ; ses vêtements n’étaient plus les mêmes que ceux de la veille – j’aurais aimé en dire autant, mais les traces de terre qui tâchaient ma robe bien trop large pour moi criaient sans mot mon hygiène déplorable. Et il n’en fit rien, si ce n’est de m’adresser des salutations polies, et de s’asseoir auprès de moi à nouveau, sous la garde de la lune dominant l’océan d’étoiles.

Cette nuit, j’appris son nom, et lui offrit le mien en retour ; il trouva le mien magnifique, et moi le sien délicieux. Ce fut comme si je traversais à nouveau cette première nuit que nous vécûmes, sans que le silence ne vienne nous trouver. Il eut compris, la veille, que c’était le désespoir qui accablait mon âme, et qu’en cette nouvelle veillée, ce fut l’espoir qui s’y était niché. Un espoir qui fut son fait, et dont il embrassait la responsabilité comme s’il fut porteur de ce fruit interdit dans ce paradis qui ne fut plus une parodie.

Alors, chaque nuit, et ce jusqu’à aujourd’hui, mes dix-neuf ans, nous nous retrouvâmes. Il m’apprit les lettres, et à les prononcer ; à déchiffrer ces pages qui n’étaient que des glyphes sans âme pour mes yeux profanes ; à compter sur mes doigts, et additionner ces nombres. Si je puis articuler mes pensées aujourd’hui, si je puis encore clamer vivre, et non plus emmitouflée dans une cape de torpeur, mais en croquant pleinement ce fruit interdit qui me fut transmis plus de dix auparavant, c’est grâce à ce garçon, car j’ai enfin trouvé quelqu’un qui, au-delà de la bête de foire ou du monstre difforme, me regarde moi.
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Eden d'Auroréa

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MessageSujet: Re: Regarde-moi   Regarde-moi EmptyJeu 20 Jan - 17:22

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Dix années passèrent si vite que je pus à peine le réaliser ; le quotidien du village devint monotone, et les crachats, injures, et autres caillasses que l’on me jetait au visage comme si je portais la Mort en mon cœur s’emmêlèrent et ne formaient plus qu’une masse sans saveur s’écrasant contre le pavois de ma nouvelle vie. Désormais, je ne me soucie guère plus des mots que j’ai entendu mille fois pour me décrire – monstre, aberration, rejet de la nature, gâchis de chair ou de temps, mocheté, et d’autres encore. De l’inculte fille de ferme que je fus, à qui l’on refusa le livre ou la sagesse des anciens ; de ce passé qui semble si lointain, il ne reste que cette affreuse bosse m’ankylosant, et ce maigre bras que l’on aurait tôt fait d’attribuer à un épouvantail désarticulé qu’à une jeune fille.

De ces nombreuses nuits passées ensemble – car il s’agit des seuls moments où nous pouvons nous retrouver sans craindre les mauvais jeux d’enfants devenus cruelles véhémences des adultes – je garde le souvenir de ces apprentissages qui me permirent d’articuler mes mots et de les coucher ainsi sur parchemin ; de déchiffrer ceux des autres, et plus particulièrement les siens. Mais, blotti au  fond de mon cœur, sont conservés les échos de mon adolescence où j’appris non pas les lettres et les chiffres, mais ce qu’être Humain signifie ; aimer, rêver, créer, échanger… Tant de choses qui n’auraient jamais effleuré mon esprit s’il n’était pas venu me trouver durant cette nuit de souffrance.

La Nouvelle Lune – ma mère, si l’on peut dire – est de retour en cette nouvelle nuit ; une nuit que pas même mon compagnon des ombres ne craint. Comme il est de coutume, je l’attends sur la colline qui marqua notre rencontre, surplombant les environs de notre maigre village dans les grandes plaines balayées par le vent. La saison chaude est là, et la mer rejette vers nous les douces effluves du sel et des songes d’une nuit d’été ; elle emporte sur les alizés les images fantasmées se dessinant par-delà l’horizon. Couverte par un océan d’encre aux millions d’étoiles parsemées, la douceur de ces murmures voyageurs réchauffent ma peau bercée par les ténèbres de la nuit. Et, alors, je contemple l’absence de la Lune – elle que je blâmais, autrefois, de ma naissance, je la bénis, aujourd’hui, de me garder des torches et des fourches lorsqu’elle n’illumine pas le firmament. Telle une mère des couvées qui défend ses rejetons, la Nouvelle Lune s’est faite ma protectrice, et s’il est néanmoins idiot que de vénérer quoi que ce soit qui n’est rien de plus qu’un objet suspendu dans les étoiles, je la remercie néanmoins d’avoir gardé en son amour mon comparse.

Ce silence que j’apprécie est cependant rompu par les expirations erratiques d’une bête au galop ; la route en contrebas, menant aux limites du village, est parcourue par un cavalier drapé dans l’obscurité, et dont le seul signe distinctif est logé dans sa main droite ; une torche, un flambeau chassant les ombres jusqu’au village, et malgré la distance qui nous sépare l’un et l’autre, les quelques éclats flamboyants rejetés sur son visage encapuchonné me sont suffisant pour reconnaître un visage familier.

Quelques années auparavant, alors que je fus adolescente, un quadragénaire désabusé aux yeux inexpressifs voyageait au travers de nos plaines en compagnie de sa jeune fille – quoi qu’il fut probablement injuste de dire son regard incapable d’expression, car celui-ci s’illuminait seulement lorsqu’il prêtait attention à son enfant. L’une des rares personnes, outre celui que je puis encore appeler « ami », s’étant gravé dans ma mémoire : ce fut la première démonstration d’un amour paternel sans équivoque, de quelqu’un qui chérirait sa chair et son sang au-delà du reste, car il s’agit là bien de la seule chose porteuse d’une réelle importance.

Or donc, ce voyageur vint ; un « aventurier », comme ils l’appelaient. Un vagabond désireux de découvrir le monde, par-delà les frontières et les horizons que l’on jugeait impossible à traverser ; sa jeune fille, qui n’était pas plus âgée que je ne l’étais, était de ces créatures de candeur et d’enthousiasme qu’il m’aurait été donné d’être si je ne fus pas maudite de cette apparence, car elle revêtait les mêmes mèches blondes qui s’écoulaient jusqu’à la moitié de mon dos, et ses yeux d’océan fut aussi perçants que les miens : un étrange reflet angélique où j’eus cru plonger mon regard dans un miroir déformant.

Il n’était pas rare que des créatures sauvages menacent la sécurité des fermiers, aussi se proposa-t-il de régler notre problème s’il lui était donné l’opportunité de séjourner dans notre hameau le temps de quelques jours ; sans hésiter, le sorcier – que l’on consultait toujours pour ces questions – accepta, et on leur fit un grand accueil comme si quelque sauveur s’était présenté à nos portes. Plus encore, ils s’essayèrent à présenter de jeunes garçons à la fille de ce vagabond. Elle brillait par sa jovialité ; elle croquait la vie et le monde qui était le sien à parcourir avec une gloutonnerie sans pareille – un traitement auquel je n’eus jamais droit, victime de la malédiction de la Nouvelle Lune. L’on se réunissait autour de cette fleur délicate que chacun souhaitait cueillir, et je n’eus qu’envie d’en retirer les pétales.

Leur passage fut bref, et forts de ces raptors rendus à la terre, et requinqués, ils reprirent route vers le lointain pour ne plus jamais reparaître dans nos régions ; je me rappelle encore que la jeune fille me fit un signe de la main et un grand sourire à son départ, juché sur le canasson de son père – je ne lui rendis point, non par animosité, mais par crainte que l’on m’accuse de vouloir pervertir ce qui était pur, aussi ai-je chassé ses adieux ; et aujourd’hui, voilà son père faisant son retour avec une hâte que je ne lui aurais jamais prêté. En passant les frontières de notre village, faisant fi des croyances sur la Nouvelle Lune – croyances qu’il ne partage point et aurait eu tort de faire sienne, il agit sa torche et hurle à s’en briser les cordes vocales. Il brise le silence solennel de la nuit maudite, et la terreur ambiante, et force les habitants à sortir de leurs chaumières ; et moi, pauvre folle que je suis, descends cette colline qui me sépare du reste – personne ne m’en tiendra rigueur, de toute manière, et peut-être pourrais-je ainsi trouver mon compagnon nocturne.

La populace s’est rassemblée sur la petite place circulaire au milieu des principales maisons – notamment celle du sorcier. Une foule épaisse, pour notre maigre population, dans laquelle je parviens, au moyen de quelques maigres recherches, à distinguer les cheveux solaires caractéristiques de mon comparse ; je l’approche par derrière, signale ma présence en tirant sur sa chemise de travail, et il me rend un simple sourire en me signalant, d’un index posé sur ses lèvres, qu’il faut faire silence, car notre visiteur d’antan prend la parole.

Sa voix est déchirée, rocailleuse, son visage fatigué comme s’il eut voyagé des jours durant sans véritable repos ; son cheval est effondré au sol, vidé de toute énergie, et de même son maître se prosterne misérablement devant tous ces paysans sous-éduqués et monstrueux en leur implorant de l’aide ; sa fille a disparu, enlevée et retenue dans un mystérieux temple à des lieues de notre région. Il a traversé les frontières en toute hâte, retraçant ses pas sur plusieurs années pour réunir une légion suffisante pour mener un raid optimiste, et à en juger par les regards jetés les uns vers les autres, peu de ces cafards qui peuplent notre village reculé semblent enthousiastes à l’idée de quitter le maigre confort de leurs chaumières, au grand dam de ce père éploré et de la seule famille qui lui reste et qu’il est en pouvoir de sauver.

Certains de mes voisins s’en vont, et je distingue la figure de mon père qui s’en retourne à son lit avec ma mère, bien indifférents des complaintes de notre visiteur à qui l’on doit probablement la survie de plus d’un de nos fermiers ; s’il n’était pas venu, qui aurait pu dire si nous aurions survécu aux hivers à venir ? Quoi que, cela ne devait être une préoccupation pour mes parents, car ils auraient tôt fait de sacrifier ma part pour se nourrir que de laisser la famine les emporter, aussi je ne m’étonne pas de leur égoïsme : ce sont deux racailles superstitieuses préférant croire des histoires pour enfants plutôt que d’assumer le rôle de parents, et il en va de même de tous ces misérables. Tous, sans exception, se détournent ; certains vomissent des justifications et des excuses pour apaiser leurs consciences, d’autres s’en vont sans un mot, embrassant leur lâcheté avec honnêteté – au moins puis-je leur reconnaître cela.

Cependant, mon comparse s’approche, lui, et tend la main au vagabond éploré pour l’aider à se lever, comme il le fit dix ans auparavant pour le monstre que tous fuyaient comme la peste. Le gant de cuir noir du voyageur se mêle à sa main croûtée de terre, et il se redresse ; des mots s’échangent, et un serment est prononcé :

« Je vous suivrai, messire Gaël. »

Ce vœu amène les larmes aux yeux du cavalier, des larmes d’une joie sans égale, mais aussi à mes yeux, elles d’une terreur indescriptible ; ma poitrine se comprime ; l’air me manque ; mon cœur s’étrangle. Il s’apprête à disparaître, et je ne le reverrai plus jamais – je retomberai comme un animal piégée dans la cage manufacturée par les arriérés peuplant ce village jusqu’à ce que la fatigue de supporter le fardeau que je suis ne cède et qu’ils me tuent. Hors de question ; il est hors de question que je meure comme le monstre que l’on veut que je sois ; comme ce spectre venant hanter les esprits et les âmes du fait de la Nouvelle Lune ; plutôt mourir de ma propre volonté.

Gaël quittera le village dans l’heure, et alors je les suivrai. Je chercherai l’épée de chasse de mon père, dans les affaires oubliées de notre maison, et je partirai loin de ces terres maudites et de ces imbéciles qui ne voient en moi qu’une malédiction ; bon débarras, se diront-ils, et qu’elle meure là-bas ! Et bien, nous verrons, je réponds. Vous qui vous cachez dans vos pitoyables maisons, peureux de l’ombre et des astres, sans courage face à la tragédie et sourds aux supplications d’autrui, je pourrais haut et fort clamer que c’est celle que vous targuiez d’être une bête, un suppôt des ténèbres, qui partit affronter l’inconnu aux côtés d’individus exceptionnels : d’un père qui jamais n’oublia ce que la famille fut, et d’un ami qui jamais ne se laissa arrêter par les apparences et les on-dits.

Adieu, misérables ! Adieu, père indigne et mère odieuse ! Et de même je vous réponds : bon débarras !


Dernière édition par Eden d'Auroréa le Jeu 20 Jan - 17:23, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Regarde-moi   Regarde-moi EmptyJeu 20 Jan - 17:23

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Les puanteurs du sang et du sel s’entremêlent dans cette caricature d’édifice. L’odeur est enivrante, envahissante ; elle agresse les narines comme un milliers de sangsues tenaces. La chaleur est insoutenable, insupportable ; les pierres formant cette caricature d’édifice, ou de temple, ou quoi que cet enfer d’agonie puisse être, sont parsemées de pourritures, et l’on craint de chaque tournant que la mort nous y attend. Le sifflement des serpents… Les hurlements barbares, et ceux de terreur et de souffrance… L’atmosphère étouffante monte à nos têtes, nous fait tituber et halluciner ; en chaque instant où j’entends l’une ou l’autre voix des captifs, j’en viens à vouloir m’arracher les oreilles aussitôt. Leurs cris sont un milliers de dague s’enfonçant dans mes tympans, au point de les faire sauter, et comme si cela ne suffisait guère, il se répercute, inlassablement, au travers de cet infect labyrinthe jusqu’à disparaître derrière la brume formée par la chaleur.

Lui et moi restons proches. A peine capable de lever l’épée dérobée à mon père, il n’a d’autres réels choix que de se faire garant de ma sécurité ; je n’ai pas même eu la force, encore moins la volonté, de trancher ou de transpercer. Toutes ces mutilations, tout ce sang indigène répandu, tous ces camarades morts… Tout cela me terrifie. Je ne veux pas mourir. Pas ici. Pas maintenant. Pas alors que j’ai enfin pu partir de cette vie maudite. Pas alors que je suis enfin aux côtés de celui que je ne veux jamais quitter, et que l’on peut enfin commencer à vivre loin des chaînes de notre village et des croyances stupides ayant corrompu mon existence.

Nous étions près de quatre vingt – nous ne sommes déjà plus que soixante-sept. Lorsque ce ne sont guère les indigènes qui nous jettent leurs tomahawks et nous embrochent de leurs lances rudimentaires, des espèces de créatures ailés, semblables à des serpents, rôdent les couloirs et noient dans leur sang empoisonné les infortunés. J’ai peur. Mais nous ne quitterons pas cet endroit avant d’avoir trouvé la jeune fille. Gaël nous avait prévenu que la mort nous attendrait, et non la rédemption, et que nous serions à jeter nos âmes à la Mort pour les suppliques d’un inconnu. Je m’y pensais prête ; il n’était nulle vie qui méritait d’être vécue, seule captive de ce corps abject et des tourments des villageois. Et, pourtant, face à la Camarde qui me tend sa main squelettique à chaque battement de tambours, et à chaque javelot qui effleure mes mèches blondes, je sens mes jambes fléchir et l’envie de me blottir dans un coin en priant que mon exécution soit rapide.

Au-delà des cris et des chants païens incompréhensibles, ces couloirs ne semblent jamais connaître un instant de quiétude ; lorsque cesse le bruit, c’est le battement distinctif d’un cœur qui emplit les salles obscures, si bien que j’en viens à me demander si nous ne progressons pas à travers ses veines. Mais les couloirs étroits cèdent enfin leur place à une sorte de chambre rituelle immonde, baignée dans le sang et les totems serpentins ; une table de pierre juchée sur un socle et aux points cardinaux surplombés par des braseros supporte l’objet de notre quête. Enfin, la jeune fille que nous étions venus trouver est découverte – encore vivante, la respiration difficile, mais encore vivante.

Ses vêtements ne sont plus que des morceaux de tissus éparses, et son corps est couvert de coupures et d’entailles sanguinolentes ; ses plaies, son sang, luisent comme s’il eut été envahi de lucioles pourpres, et elle se tort, presque tétanisée, sous une indescriptible torture que seule elle peut ressentir. Ses mains se crispent et ses ongles se soulèvent contre la pierre qu’elle gratte furieusement, incohérente. Ses yeux se révulsent et sa mâchoire se contracte jusqu’à imbiber ses gencives de sang – Gaël l’attrape aussitôt, la charge sur son épaule, et enfin l’on nous dit de faire demi-tour.

Alors on retrace nos pas, et l’on se perd ; l’on croise les monstres d’en-dessous, et les lames se rencontrent ; mon comparse est aux prises avec un de ces indigènes monstrueux, et je me trouve incapable de ne serait-ce qu’invoquer la volonté de lever mon arme, aussi pathétique puis-je être, mais aussi cachée ai-je envie de rester, je ne peux guère plus longtemps, car dominé par la force indescriptible de cette créature, il est poussé à terre, et désarmé ; la hache du bourreau s’apprête à s’abattre sur sa nuque, et alors que sa tête devrait rouler, je réalise non pas qu’il a trouvé la mort, mais que mon épée s’est logée dans le poitrail de la bête.

Malgré cet estoc, sa chair se distord et se restaure ; mon bras est trop faible pour déloger mon arme, et j’en suis forcée de scier pour l’en sortir, dans un abominable bruit de viande que l’on charcute, et quand bien même sa régénération est incroyablement vive, elle ne l’épargne pas de ses horribles souffrances dont je le rends victime ; sa voix déformée emplit mon cerveau – je n’en comprends pas un traître mot, et pourtant, je sais ce qu’il veut dire. Il s’écharpe à arrêter la douleur qui lui mord les entrailles ; il est distrait par cette agonie qui déchire jusqu’à son âme, et s’imprime indélébilement dans mes mémoires. Sa main à trois doigts m’attrape à la gorge et me soulève, étouffe l’air salé incapable de rejoindre mes poumons. Ma vision s’embrume, et les ténèbres de la Nouvelle Lune me guettent à nouveau… Est-ce la fin ?

Une autre arme lui fend le crâne, et il me relâche sur le sol – mon compagnon me tend la main, et nous nous enfuyons ensembles, les armes au clair, et mes yeux embués de larmes. La fatigue m’écrase, mais mes jambes continuent de courir telle qu’elles furent insensibles à l’exténuation. Nous courrons et courrons à travers les couloirs puant le sang jusqu’à enfin rejoindre le groupe – nous ne sommes plus que cinquante-quatre, et nombre d’entre nous sont couverts de blessures, certains même sont inconscients et sont transportés par quelques courageux qui n’abandonneront personne ici bas… Comme une véritable famille.

Et alors que nous désespérions de retrouver un jour l’air pur – quand bien fut-il l’air atroce de ce marais dégoûtant – une lumière pointe à l’horizon d’un couloir ; l’on retrouve les escaliers qui nous menèrent si bas, et la fatigue cède sa place à l’instinct de survie. Nos jambes prennent le large, requinqués d’une ésotérique énergie ; l’on bat la pierre humide de nos bottines et solerets, portés par la promesse du lendemain et de la victoire. L’extérieur, enfin ! J’eus préféré quelques plaines ou l’une de ces forêts que nous purent traverser en nous rendant en pareilles régions, mais quelle véritable joie que d’avoir bravé la mort et d’en être revenu ! Quittons ces salles obscures à jamais ; partons, partons ! Partons loin d’ici, loin de ce marais. Nous trouverons peut-être un nouveau village où nous installer ?

C’est ce que j’espérais, cependant, mais il n’en sera pas ainsi.

Notre entreprise, si réussie, était ultimement vouée à l’échec dès le départ ; Gaël ne peut plus jamais la rendre à la civilisation pour une raison qui m’échappe : elle ne saurait y vivre sans poser une menace, et de fait, le monde poserait une menace pour elle – il est de son devoir de père que de l’en protéger et de protéger notre peuple de… Quoi que ce soit. Qu’il la gardera à l’abri, la surveillera, et trouvera un remède. Un remède pour quelque chose dont on ne sait rien, dont il ne sait rien, mais qu’il souhaite guérir, pour qu’elle n’ait point à mourir comme un monstre déformé.

Dieux, si l’on m’avait donné pareil père, peut-être n’aurais-je eu guère à vivre ma vie comme une bête de foire – peut-être devrais-je rester, de fait. Il n’y a nulle part où je puis aller ; non pas chez moi, l’on me jetterait à nouveau pierres et crachats ; non pas ailleurs, car ne suis-je pas un monstre, moi aussi, pour tous ces Humains ? Ne suis-je pas, aussi, une bête que l’on devrait enfermer dans l’espoir de trouver un remède à son horrible déformation ?

J’hésite ; que puis-je faire réellement, alors que je n’eus pas même la force de tuer ce qui le mérite ? Pas même la force de défendre ma propre vie ? Comment pourrais-je prétendre défendre celle d’autrui ? M’accepteraient-ils seulement, alors que je ne suis d’aucune utilité ?
Mes pensées se bousculent dans mon esprit, tel un blizzard rageur. Un vacarme assourdissant qui m’empêche de trouver réponse à ma question : où est ma véritable place ?

« Je resterai. » entends-je de mon voisin ; mon éternel compagnon.

Il restera – comment peut-il répondre aussi facilement à pareille énigme ? Comment peut-il simplement se faire geôlier de quelque chose dans l’espoir de trouver un remède à ce qui n’est que de l’inconnu ? J’espérais articuler ces questions auprès de lui, mais la lueur de détermination qui imbibait ses iris azur me firent comprendre qu’il n’était pas l’étrange, ici – je l’étais. Un appel à l’aide, et il n’hésite pas à y répondre, comme il y a dix ans – un appel à l’aide auquel je devrais répondre, maintenant que je suis en pouvoir de défendre quelqu’un de la monstruosité de ce monde.

Où est ma véritable place ? Une question dont la réponse est, elle aussi, simple : ma place est à ses côtés, maintenant et à jamais ; lui qui a regardé dans ma direction lorsque personne ne le faisait ; lui qui a écouté, lorsque le monde était sourd ; ma place est avec lui. Mon cœur est avec lui.


Dernière édition par Eden d'Auroréa le Jeu 20 Jan - 17:26, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Regarde-moi   Regarde-moi EmptyJeu 20 Jan - 17:25

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*****

Depuis quelques jours, néanmoins caché derrière un visage de marbre et d’indifférence, une violente douleur fourmillait à travers mon bras et ma bosse. La sueur qui ruisselait parfois de mon front et de mes tempes lorsque certaines crises frôlaient la frontière du supportable avait fait tiquer quelques uns de mes camarades Chevaliers – l’intégralité, cependant, ne fouina jamais plus loin lorsqu’ils entendaient que tout allait bien ; l’honneur était un langage que tous, à quelques expressions près, parlaient ici, et l’on comprenait tout autant les non-dits ; c’est un combat qui n’est que le mien – mes déformations me dévorent de l’intérieur, et il était hors de question qu’elles soient ma perte.

Alors j’engouffre mon bras atrophié dans quelques linges épais pour l’épargner des chocs et des mouvements trop brusques, et je ménage mon dos ingras ; l’on m’épargna quelques entraînements, malgré mes protestations, mais l’entêtement ne m’en guérirera pas, que du contraire. Aussi me devais-je d’accepter ces démonstrations de bonne foi de ma famille, car, s’ils n’allaient en aucun cas participer à quoi que ce soit, ils ne m’abandonneraient pour autant pas à ma propre stupidité, ni à une tenacité aveugle de poursuivre lorsque l’on en est incapable.

Plusieurs années se sont écoulées depuis notre première rencontre, et malgré l’inutilité dont je fis preuve durant ces temps tumultueux, ils m’ouvrirent les bras et m’accueillirent dans ces salles qui deviendraient les nôtres ; j’étais une sœur, et non un monstre ; une fille, et non une aberration ; on ne questionnait pas mon apparence, ni mes capacités, mais seulement ma volonté, et celle de mon cœur. Nombre d’entre nous s’étaient ainsi établi dans ce nouvel édifice bâti de nos mains, oubliés du monde d’où nous venions ; disparaissant, pour ceux que nous laissâmes derrière nous, dans une expédition qui mena à notre fin. En vérité, nous étions morts pour ceux-là de notre village, et jamais plus nous ne reverrions les visages familiers de nos enfances perdues dans le passé ; jamais plus je n’aurais à supporter les insultes, car j’étais désormais Chevaleresse !

Mon tendre comparse s’est acclimaté, lui aussi ; lorsque la question vint de rester ici et de devenir Gardien, jamais l’hésitation ne se forma dans son esprit si remarquable. Aujourd’hui, nous vivons au jour le jour, émancipés des vies paysanes ou marchandes qui nous attendaient sûrement – en tout cas pour lui. Si le martial est au clair de cette montagne d’apprentissages que nous avons à gravir, elle est aussi décorée de nombreuses étapes, touchant à l’art et la culture, la compréhension du monde et de sa faune.

Néanmoins, en cette nuit, les souffrances de mes os m’encourageraient presque à les arracher de mes mains – mon bras est tétanisé, harassé de crampes et d’incontrôlables mouvements comme s’il eut été possédé par autre chose ; mon dos est ankylosé par cette maudite bosse dont j’ai le sentiment qu’elle se déplace comme une falaise arrachée par un glissement de terrain. C’est… Interminable. Intolérable. Mes ongles se plantent dans ma chair pour m’en faire oublier cette horrible douleur, et ma tête s’embourbe, prise d’une fièvre si forte que l’on ferait bouillir de l’eau sur mon front.

Impossible de rester éveillée… Impossible de supporter… L’ombre engloutit mes yeux ; je ne vois plus rien ; je n’entends que faiblement ; mes jambes ne me supportent plus… Est-ce la Nouvelle Lune, venue me chercher après toutes ces années ? Est-ce vraiment la fin ?











… Quelle heure est-il ?

Mes doigts effleurent le moelleux sur lequel je suis installée ; mon lit. Je tâtonne à la recherche de la bougie qui, habituellement, est dressée sur ma table de chevet. L’allumer était toujours une épreuve, lorsque l’on a qu’un seul bras, mais c’était un exercice auquel je m’étais fait – l’Humain a de ça qu’il fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation – et enfin la lumière fut dans cette chambre abandonnée à l’obscurité.

Mes souvenirs se bousculent dans ma tête – nonchalement assise, nue, au bord de mon lit, voûtée comme à mon habitude, je repense à la souffrance qui m’emporta dans un sommeil dont je ne voulais guère, et alors que je contemplais le temps écoulé, l’océan de mes yeux s’illuminent du roulis des larmes, et des étoiles de la stupeur, lorsqu’ils se posent sur mon bras gauche. Atrophié, il ne l’est plus ! Il est à l’instar de son jumeau, comme si jamais il ne fut déformé par la monstruosité de la prétendue Nouvelle Lune !

J’en effleure chaque partie, chaque veine, chaque parcelle de peau ; mes doigts s’entremêlent, et touche ma peau réchauffée par l’excitation. Un miracle ! C’est un miracle ! Mais alors, puis-je me lever ? Puis-je enfin me tenir droite ? Et lorsque je tâte la bosse qui devrait être, je constate qu’elle n’est plus non plus ! Je suis debout, droite ! Je ne suis plus un monstre, je suis belle !

Incroyable ! Incroyable ! Incroyable ! J’en deviendrais presque folle, mais vite ! Je dois passer mes vêtements et je dois le montrer ! Peut-être me regardera-t-il enfin non plus comme sa compagne de voyage, mais bien comme sa compagne de vie ! Peut-être qu’enfin, nous serons libres du regard de la Nouvelle Lune, et pourrons être réunis !

Au diable ces couloirs qui nous séparent, je les traverse plus vite qu’une hirondelle, libérée du poids de ces années ! A moi la Grande Salle où nous nous réunissons ! A moi mon compagnon, qu’il constate et me regarde enfin comme il le devrait !

Pourtant, lorsque j’arrive à l’entrée de cette salle, et que je le constate présent, je me force à me cacher dans l’angle de l’arche ; devant lui se trouve à nouveau cette maudite fauteuse de troubles, toute habillée de ces étoffes angéliques magenta-blanche, et de ses cheveux de cendres. Lorsqu’elle n’est pas à batifoler auprès d’un autre, c’est lui qu’elle vient embêter. C’est lui qu’elle vient égarer. C’est lui qu’elle vient pêcher.

Alors qu’il ne devrait regarder que moi.
Regarde-moi.
Regarde-moi.
Regarde-moi.
Regarde-moi.
RegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoi.

Qui est-elle pour essayer de briser ce qui fut forgé dans les années ? Qui est-elle pour ensorceler avec ses yeux enflammés ceux qui sont insouciants à ses manigances ? Elle n’a pas à le toucher. Non. Non. Non. Elle n’a pas le droit. Pas le droit. Pas. Le. Droit.

Je…
Que m’arrive-t-il ? L’on me dirait incapable de… raisonner ? Comprendre ? Comme si mes pensées se bousculaient si vite que je n’aie le temps de les énoncer. Il est vrai que je souhaite qu’il me regarde enfin, et qu’il cesse d’être hapé par ce visage si pur qu’elle porte en permanence – mais il est… libre de faire ce choix. Un choix que je ne saurais forcer sur lui. Non.

Je suis libre de ma malédiction, maintenant ; l’on fera de moi la plus grande des Chevaleresses ; un exemple de dévotion ; de tenacité ; de force ; de tenacité ; de force ; de tenacité ; de force ; de tenacité ; de force ; de dévotion. J’y arriverai. J’y arriverai. Et alors, il me regardera. Il me regardera et non plus elle.

Me regarderas-tu ? Me regarderas-tu ? Me. Regarderas. Tu ? Moi qui t’ai toujours regardé. Elle qui t’a toujours regardé. Je veux. Elle veut. Que tu me. La. Regarde.

Regarde-moi.
Regarde-moi.
Regarde-moi.
Regarde-moi.
Regarde-moi…
Regarde-moi !
RegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardemoiRegardelaRegardelaRegardelaRegardelaRegardelaRegardelaRegardelaRegardela.
Regarde-la !

Elle regardera toujours vers toi. Toujours. Toujours ! Elle te suivra ! Te protégera ! Oui ! Oui !

Libre ! Libre ! Elle est libre comme l’air ! Comme le vent ! Le vent qui balayait les plaines ! Les belles plaines ; elle est ainsi maintenant. Belle. Normale. Normale. Belle. Enfin. Il n’était pas trop tard. Pas trop tard. Pas trop tard pour connaître la famille. La beauté. La famille. La beauté. La beauté dans la famille.

Il n’était pas trop tard pour ça, alors il n’est pas trop tard pour qu’il la regarde !

Regarde-la.
Regarde-la !





… Regarde-moi.
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