L'hiver ne s'était pas encore pleinement installé et, bien qu'il soit presque vingt heures, il était encore possible de se complaire dans une petite promenade dans les bois ou quelques hauteurs sans à être confrontés par un gel des plus désagréables. Cette vérité se vérifiait d'autant plus que Refuge des Embruns. Loin du confort de la ville, la vie qui s'y écoulait était rythmée par les saisons, et chaque habitant suivait ses régles. La tombée de la nuit était toujours la promesse d'un sommeil prochain - ou du moins un arrêt des tâches -, et le lever du jour l'invitation à les commencer. Or, ce soir, le moment était idéal pour flâner. Des jours courts, de longues nuits, mais des températures vivables.
Oh, on voyait déjà les premières preuves de la cavalcade de l'hiver. Les animaux se faisaient de plus en plus rares, à mesure que certains s'abandonnaient à l'hibernation, et les arbres dénudés avaient cessé d'offrir des refuges fiables pour bien des rongeurs. En regardant de plus près, l'on pouvait déjà voir un fin manteau de goutelettes qui se changent en voile de cristal sur chacun des pavés de la petite route menant jusqu'à l'Abbaye des Embruns. Chaque guetteur, qui allait et venait depuis les remparts, se prenait d'autant plus pour devoir que de bien surveiller chacun de leurs pas, pour s'éviter l'humiliation d'une chute malheureuse - ou bien plus grave encore. Mais que la vallée était belle. Cette petite forêt, épargnée du regard de la majorité des hommes, était une forteresse de solitude naturelle où ne se rencontraient que de rares élus. La voûte céleste, dénuée de toute pollution et ce soir de nuage qui l'obsturait, est un cadeau de vastes étendues jusqu'à son horizon constellées de plus d'étoiles qu'il ne soit possible de l'imaginer. Perchés sur leur montagne, reclus dans le Refuge des Embruns, les membres de Marchebruine avaient la chance de pouvoir vivre comme ils l'entendaient, dans un quotidien fait de dur travail, mais aussi et surtout d'une liberté bien difficile à oublier une fois que l'on y a goûté.
C'était une belle soirée.
Et Ethan était l'un de ses protagonistes. Droit, appuyé sur le bord du corps de garde, il était flanqué de deux de ses hommes - Jacques Fernandel et l'épouse du forgeron, Ambre Montvaillant. Tout trois étaient une équipe hétéroclite. Si leurs histoires ne pourraient plus diversifiées, pire encore étaient leurs caractères. Ces trois âmes qui n'avaient été jusqu'à ce soir encore jamais affectées ensemble ne pouvaient, tout bonnement, pas communiquer efficacement. Entre la bonhommie exacerbée d'Ambre et son caractère presque sulfureux qui la pousse à provoquer ses compères, le mutisme de Fernandel dont même les plus proches camarades purent rarement entendre la voix, et la sobriété toute chevalresque d'Ethan, le paladin d'albatre, ils étaient confinés à un silence pesant à bien des égards, qui n'était perturbé que par les de moins en plus régulières tentatives d'Ambre que de déclencher les échanges. L'aventurière devenue protectrice pour le compte de Marchebruine rassembla ses cheveux en une queue de cheval épaisse, aux intenses couleurs d'automne. "D'où venez-vous, alors ?" Elle s'en tenait désormais aux questions banales. Après tout, son arrivée était encore récente en comparaison de celle de l'autre soldat, ou même du paladin. Ethan, qui était tourné vers le ravin en contrebas, et le plateau au loin, finit par répondre aux efforts de l'aventurière. À défaut d'avoir une longue conversation animée, la politesse exige d'au moins échanger. "Je viens du village de Dame d'Ebène." La voix du paladin, toutefois, laisse entendre une légère hésitation vers la fin. Il ne tarde pas à se réctifier. "Bien que ce village se nomme désormais Marchébène." "Je me souviens de cette histoire, oui ! J'ai entendu Chard et Piercellus la raconter plusieurs fois déjà. Ils m'ont raconté que vous les aviez sauvés et protégés d'un nécromancien, j'ai bon ?" La curiosité de l'aventurière était toutefois engagée. Fernandel, sur le côté, écoute même s'il ne participe pas. Les récits ont ça de toujours attirer l'attention de tous, pour peu qu'ils soient bien narrés. Le chevalier d'albâtre, acculé, inspire une seconde avant de reprendre la parole. "Je n'irai pas jusque là. Toutefois, sachez que-"
Mais le récit est interrompu. Coupé par une exclamation animée qui provient depuis la base du rempart qui protège la Vallée des Embruns. Une voix que chacun reconnaît bien, car elle est celle du maître de la guilde. "Levez la grille, qui que ce soit au sommet !" Sa voix est empressée, presque dénaturée. Elle a perdu l'ensemble du contrôle presque obsessionnel que le rôdeur a l'ensemble du temps, et par la lumière diffuse de ce qui devait être la lanterne accrochée à sa ceintures, les trois protecteurs ont tout le loisir de voir les larges gestes que dessine le bras mouvant. "Tout va bien ? Où sont les autres ?" C'était la voix inattendue de Fernandel qui s'était lancée, cette fois, abandonnant le silence pour les questions d'urgences. Les larges paumes du vétéran s'en étaient déjà saisies de son arbalète, comme si l'ennemi pouvait apparaître d'une seconde à l'autre entre les arbres de la forêt. "Ils viendront plus tard ! Je ne suis pas avec eux. Pour l'amour de la Mère Louve, ouvrez !" Il n'y avait, de toutes évidences, pas de temps pour les explications. Ethan savait que si des vies étaient en danger, il réagirait autrement - qu'il échangerait les informations nécessaires pour la bonne tenue du rempart, et du combat à venir. Non : ce qu'il devait se passer ne regardait probablement que le rôdeur lui-même. La minute nécessaire à la grille pour achever de se soulever devait être une véritable tortune. Ce temps, néanmoins, aura permis aux trois protecteurs de comprendre une petite erreur de jugement : il n'y a pas de lanterne à la taille du rôdeur. À la place, c'est une vive pierre qui irradie d'une intense Lumière qui se trouve dans sa paume. D'une chaleur réconfortante comme nulle n'a pu être vue auparavant : un zeste d'espoir et un phare dans cette nuit de début d'hiver.
Les instants qui suivent sont rythmés par la cavalcade interrompue d'un homme épuisé, à la tenue presque ruinée. À sa taille, quelque chose d'absent - quelque chose qui était si important. Pour destination, quelqu'un qui outrepasse tout le reste : avec une hâte invincible et inépuisable, Daniel s'élance jusqu'à avoir traversé l'ensemble de sa vallée et trouvé la quiétude de l'Abbaye, qu'il n'hésite pas une seconde à briser par une avalanche de pas effrénés. L'idée de pouvoir réveiller les siens ne lui apparaît même pas et bientôt, le voilà face au dernier obstacle : une porte. Celle de sa chambre. Ses appartements, où dort depuis trop longtemps déjà la personne qui lui est la plus chère, celle pour laquelle il pourrait se damner. La chair de sa chair. La main tremblante, le coeur au bord des lèvres, il ouvre cette frontière qui était jusqu'à maintenant le cercueil de sa défaite, et qui désormais se nimbe d'un espoir éprouvant.
Evey.
Daniel Varenne Admin
Messages : 317 Date d'inscription : 18/04/2018
Sujet: Re: Les bras d'un père Dim 17 Avr - 14:40
Citation :
Autrefois.
"Monsieur Varenne. Je suis désolé."
Cinq mots. Cinq coups qui lui étaient portés sur le crâne avec la violence d'une guerre tuant à petit feu son coeur. Dans sa main, celle de sa si chère fille, inerte. Sa peau déjà pâle portait les couleurs de la mort, et son visage de glace voyait ses paupières closes. Elle avait tout d'une âme déjà passée de l'autre côté, pourtant sa vie battait encore. Jouée sur un fil ténu dont la frêle nature laissait à craindre le pire.
"La Lumière semble inefficace contre le mal dont elle souffre."
Il entendait les paroles qui lui étaient adressées. Des mots prononcés avec une sobre compassion, guidés par le devoir d'un paladin fait d'albâtre. Il se trouvait de l'autre côté du lit, en face du maître éploré et aux côtés de l'adolescente en danger. "Que s'est il passé ?" Les paroles du maître de Marchebruine étaient étouffées, rauques. Chaque seconde qu'il survivait étreignait plus sa gorge, meurtrie par le poids d'une culpabilité qu'il ne saurait ignorer. "Difficile à dire." Le paladin qui marchait aux côtés de la guide laissa partir la main qu'il tenait jusqu'alors, et ôta sa paume du front de la malade. "Son corps est en bonne santé. Toutefois, il semble être en train de lutter contre un étranger. Redécrivez-moi la scène, encore." Les lèvres du rôdeur décrièrent une grimace éloquent sur les sensations invoquées par le seul appel de ces souvenirs. Si, bientôt, les mots continuèrent leur course hors de la barrière de sa bouche, jamais il ne détourne son oeil unique de la silhouette de sa fille. "Ils m'ont rallié là où ils n'auraient dû. Nous étions dans les Tréfonds, de ce que j'ai cru comprendre - et d'une faille, Evey a rendu possible notre extraction de là-bas. Il ne restait plus qu'Eve, moi - et Aurys. Alors que je reprenais possession de mes sens, j'ai vu Evey s'approcher d'Aurys. " Chaque mot avait un coût : celui d'une vive sensation de futilité et de remords. Les coûts de ces souvenirs amers liés à ses échecs. "Elles se sont rencontrées, et une sorte de choc a renvoyé les deux en arrière. Aurys s'est redressée, avant d'être mise à mort par les autres. Evey, elle, ne s'est pas relevée depuis. Comme... Comme vous le savez." Il marqua une pause, qui s'étend à mesure de longues secondes de silence pesant.
"Je n'ai pas pu la sauver."
"Vous ne le pouviez, Monsieur Varenne." Les paroles délicates du paladin étaient dirigées à la fois vers le maître, mais également vers sa descendante inerte. Peut-être pouvait-elle les entendre, malgré sa condition. "Je ne peux qu'émettre des hypothèses basées sur ce que vous et Eve me confiez. Mais, d'après ce que je peux comprendre, ce choc est le résultat de la rencontre entre cette Aurys et votre fille. Leurs essences se sont mêlées. Probablement la rencontre de ces fragments qu'elles partageaient. Si tel est le cas, votre fille continue de combat que vous aviez entamé - bien que cette fois, le champ de bataille soit sa propre psyché."
"Il y a bien quelque chose que je puisse faire, Ethan. Dites-moi comment l'aider. Dites-moi comment la sauver."
Plus d'une année s'était écoulée depuis cette déchirante conversation avec le paladin. Il l'avait haï, pour la réponse qu'il lui avait alors donné. Une source de tension qui, si elle a été vouée à se diluer dans l'écoulement du temps, resta malgré tout. Mais cette colère n'était pas véritablement dirigée sur le chevalier. Elle était contre lui-même, contre son inaptitude à pouvoir une fois de plus agir lorsque cela compte. Contre son incapacité à pouvoir corriger les torts de ce monde, lorsqu'ils viennent nuire et blesser les siens, ceux qu'il aime.
Depuis cette année, il avait presque appris à vivre avec cette situation bâtarde. Il voyait, avec horreur, une forme d'habitude se créer à force de répétions. Partir, pour accomplir le vœu de Marchebruine et leurs ambitions héroïques, pour revenir avec chaque fois un espoir toujours plus vulnérable qu'Evey se soit éveillée. Désormais, il ne s'y attendait plus. Il n'osait plus l'espérer. Il vivait avec cette agonie latente, cette attente délétère dont il ne pouvait voir de fin.
"Vous ne pouvez rien faire, Daniel."
Les mots d'Ethan résonnaient presque tout les jours dans l'esprit du maître de guilde. C'était une vérité dure à appréhender. Comment ne rien pouvoir faire ? Lui qui, de l'acier de son épée, avait pris la vie de créatures titanesques ou horrifiantes, corrompues et meurtrières ? Mais que pouvait-il faire là où même la lumière du paladin d'albâtre n'avait su atteindre et guérir ? S'il y avait une manière de guérir sa fille de son mal, aucun ne l'avait encore trouvé.
"Vous devez attendre. Et, toujours, lui revenir."
À chaque de retour de mission, le rôdeur passait plusieurs heures auprès de sa fille. Inconsciente ou non, jamais il ne la laisserait tant que ça lui était possible. Ces retours, ces instants presque privilégiés, étaient animés par des zestes de leurs anciennes habitudes. Elle qui aimait tant lire, mais ne le pouvait désormais plus, Daniel lui lisait alors. Parfois, il s'agissait de ses livres d'enfances. D'autres, des manuels de manipulation arcanique qui étaient infiniment trop complexe pour l'homme ignorant des arts magiques. Il lui racontait ses aventures, tout en abandonnant sciemment les détails les plus sordides pour ne garder que la moelle héroïque qu'un père accepterait de narrer à sa chair.
Mais il avait ses devoirs envers la guilde. Une gestion chronophage. La nécessité d'entretenir des rapports diplomatique auprès de leurs rares alliés restants. La correspondance perpétuelle entre le Registre des Guildes, et Marchebruine. Les préparations, administrations - une suite sans fin de tâches qui, même partagées entre les différentes têtes pensantes de la guilde, restait pantagruellique. Parfois, tout le coeur de Daniel l'appelait à simplement abandonner ses tâches pour aller retrouver sa véritable place, aux côtés de sa fille, à prier qu'elle se réveille. Toutefois, l'amère réalité était qu'il se devait de faire passer ses devoirs en premier lieu - lui qui a tant vanté la droiture et la responsabilité à Evey, ne lui offrirait qu'une déception si elle apprenait, plus tard, qu'il avait failli à maintenir cet idéal. Et invariablement reviendrait le moment de partir.
Marchebruine se trouvait dans le Loch Modan, à Thelsamar. La guilde, après un voyage périlleux et éprouvant sur des terres arides, avait fait le choix de profiter d'un repos mérité et agrémenté d'un repas copieux au sein de l'une des fameuses tavernes naines. Un changement de contexte bienvenu.
Daniel, lui, était à l'écart.
Installé sur un muret, dans les hauteurs du village, il contemplait la direction de l'auberge. Un choix lui avait été proposé - une solution qui viendrait peut-être mettre fin aux tourments d'Evey. Une quête infiniment plus risquée que celle qu'ils menaient alors. C'était une opportunité découverte au détour de l'apparition d'un allié, soudaine mais semblant invoquée par une forme de destinée. Il savait, au fond de lui, que sa décision avait déjà été prise. Il savait que ses compagnons étaient suffisament indépendants et capables pour ne pas avoir besoin de sa présence perpétuellement, et, guidés par le chevalier d'Auroréa, il n'avait aucune crainte pour leur survie, et leur réussite. Alors, après une conversation avec Eden, menée aux abords de la taverne, le voilà qui part pour affronter cette quête qu'il se doit de mener seul, sans mêler Marchebruine à ces dangers futurs alors que l'objet de cette mission d'une vie ne saurait leur appartenir.